Comment le rap français traite le sujet de la pédocriminalité dont l’inceste ?

 

Si l’on parle aujourd’hui de pédocriminalité et non plus de pédophilie, c’est parce que toute forme de sexualité entre un adulte et un enfant est d’ordre criminel. Par définition, un crime est une atteinte à l’intégrité physique et psychique d’autrui, commise par un inconnu, un proche ou un membre de la famille. Dans le cadre de la proposition de la loi Billon (visant à protéger les jeunes mineurs des crimes sexuels et retenant l’âge de 13 ans comme seuil de consentement sexuel) qui a été adoptée en première instance par le Sénat le 28 janvier dernier, je me suis demandé comment le rap français traite le sujet de la pédocriminalité dont l’inceste ?

 

Le rap français a toujours su parler de sujets brûlants et révoltants, non pour les dénoncer mais pour les pointer du doigt, pour interroger, faire réagir et prendre part, à sa manière, aux débats de société. A l’heure où la parole est prise grâce au mouvement MeToo, ce début d’année 2021 marque un tournant sur une autre dérive, celle de l’inceste. Dans le sillage de l’affaire Duhamel, dévoilée dans le livre « La Familia grande » publié le 7 janvier dernier où la juriste Camille Kouchner accuse son beau-père d’avoir abusé sexuellement de son frère jumeau, de nombreux français ont témoigné eux aussi de l’horreur qu’ils avaient vécu au sein même de leur foyer. Des affaires de famille que certains auraient préféré garder scellées, à l’image des jeunes enfants qu’elles ont réduit au silence pendant de trop longues années. Dernièrement, c’est Coline Berry-Rojtman qui accuse son père Richard Berry d’inceste lorsqu’elle était enfant : sa cousine, Marilou Berry et la mère de celle-ci Josiane Balasko viennent, au moment où j’écris ces lignes, de soutenir les propos et les démarches de Coline Berry-Rojtman. Depuis quelques années, les victimes de pédophilie se délivrent : je pense notamment à Flavie Flament et à son livre « La Consolation » sorti en 2016  mais aussi à Vanessa Springora et à son témoignage qui a contribué à faire bouger les choses dès sa sortie en janvier 2020 dans « Le Consentement » , toutes deux courageuses dans leur dénonciation, quitte à égratigner l’image de certains entendus comme « sacrés » et « intouchables ». L’une et l’autre avaient treize ans au moments des faits qu’elles reprochent respectivement au photographe David Hamilton et à l’écrivain Gabriel Matzneff.

 

 

 “Donc c’est nos enfants qu’ils jetteront dans des puits, et puis s’ils ne les violents pas ils les congèlent dans des frigos à bas prix. “

Brav’ – Outreau (Sous France, 2015)

 

Dans le rap français, les artistes se portent garants de certaines valeurs contre ce crime : s’il y a bien un sujet avec lequel on ne rigole pas, s’il y a bien une personne qu’on ne touche pas, c’est l’enfant. C’est d’ailleurs le titre du son sur lequel on va s’arrêter en premier : « Touche pas » de la Scred Connexion, sorti en 2009 sur leur album Ni vu… Ni connu… C’est un titre coup de poing, dans l’affect le plus total car les membres de la Scred parlent à leur place respective de père de famille ou encore d’oncle, imaginant le pire. Ils mettent en garde à tour de rôle tous les prédateurs sexuels qui pourraient potentiellement approcher leur descendance. C’est Mokless qui commence, en décrivant un kidnapping : « Ca fait des heures que ce pervers les mate, embusqué dans un coin. Il en prend un par la main et l’fait monter dans la caisse ». Koma continue sur la même lancée : « Ne mets surtout pas à l’épreuve mon amour paternel car on trouvera les preuves de mon crime à côté d’la maternelle ». Pour le troisième couplet, les quatre rappeurs du groupe se font un passe-passe, délivrant leurs pensées les plus sombres s’ils étaient face à cette situation.

 

 

Ce titre me fait tout de suite penser à « Sac de bonbons » de Sefyu, issu de Suis-je le gardien de mon frère ? sorti en 2008 : « A la grille des écoles, la joie des enfants se mêle au sourire pervers d’un vicieux ». Un regard extérieur, mettant en scène des personnages anonymes : l’artiste ne les nomme pas. C’est un texte froid, glaçant car Sefyu prend énormément de recul, ne rentre pas dans les détails mais malgré ça, l’auditeur se fait une idée plus que réaliste de la situation. Surtout lors du refrain, interprété par un chœur d’enfants comme sur « Goulag » quelques années plus tôt. La conclusion est d’autant plus dure : « La gomme n’efface pas ce que l’on écrit avec de l’encre : l’avenir d’un enfant ne vaut pas un sac de bonbons ».

 

https://youtu.be/NpCJra4mem8

 

Le milieu rap, qui se fait discret sur des titres entiers ayant comme sujet celui de la pédophilie, encore plus de l’inceste, se défoule grâce à des punchlines ciselées. En plus du dégoût et de la colère qu’ils éprouvent, c’est l’incompréhension des peines encourues, jugées trop laxistes, qui en est la principale cause : « Des bicraveurs jugés comme pour un crime et des pédophiles jugés comme pour un délit » s’indigne Nekfeu sur « Voyage léger ».  L’Algérino s’exaspère lui aussi sur « L’étoile sur le maillot » : « Ca prend des années fermes et ça libère des pédophiles ». En 2001 déjà, Sat de la Fonky Family demandait « Qui je suis pour changer ce monde, ce pays ? Nos conditions de vie et cette justice qui protège les pédophiles ? » sur « On s’adapte » issu de l’album mythique Art de Rue sorti en 2001.

 

« Dites au pédophile que son crime n’est pas un délit mineur »

Gims – ABCD (Mon cœur avait raison, 2015)

 

Le rap français est friand de ce que l’on appelle des storytellings, des fictions racontées comme des histoires, qui permettent de capter l’attention de l’auditeur et surtout de susciter ses émotions. Bien mené, ce genre d’exercice fait l’unanimité dans le sens où c’est avec cette forme que les artistes peuvent facilement dépasser le cadre de leur quotidien en dépeignant celui de quelqu’un d’autre : créativité et liberté artistique sont alors de mise. Nakk Mendosa nous livre « Elodie » sur son projet Darksun 2 en 2016. Elodie a dix-sept ans. Tout à l’air de bien aller : elle va au lycée, voit ses amis. Mais elle ne peut parler à personne de ce qu’il se passe réellement chez elle : une mère alcoolique qui a totalement déserté sa responsabilité parentale. Pourtant, Elodie lui a parlé du fait que son beau-père la touche mais sa mère ne la croit pas, elle est dans le déni (incapacité psychique à pouvoir accepter une certaine réalité). « Les virées nocturnes de son beau-père, c’est la putain d’routine d’Elodie. J’te l’avais dit, mais tu m’as pas cru, hein Maman ? Et à force t’as douté ». Ici, la place de la mère -mais dans le fond de toutes ces histoires, c’est la place de l’autre adulte- qui est mise en cause : ce silence, ce besoin (ou cette lâcheté) de ne pas vouloir voir, de ne pas affronter l’immonde. Le rappeur continue : son personnage est tombé enceinte : « J’veux avorter de ton mec, putain, faut qu’on parle Maman, pose ta bouteille. » On ne connaitra pas la fin de l’histoire, Nakk nous laisse dans l’imagination totale : ces deux femmes vont-elles arriver à se reconstruire ? Cette mère va-t-elle prendre conscience et assumer son rôle de mère en protégeant sa fille ? Comment peut-on réparer ça ? Le rappeur de Bobigny se confie : « J’ai aimé cet exercice de création, je me suis mis à la place d’un scénariste et j’ai imaginé me mettre à la place d’une adolescente qui vit quelque chose de traumatisant. Mais c’est un sujet tellement glauque et délicat que moi-même j’ai voulu prendre de la hauteur : je ne voulais pas que mon personnage soit trop jeune, je ne voulais même pas que ça soit son propre père, je trouvais ça trop dérangeant. » Ce dialogue avec sa mère, qui est témoin des sévices de son enfant est aussi une manière intelligente de traiter ce sujet douloureux : l’adolescente n’est pas face à son bourreau mais face à celle qui aurait dû la protéger, une façon de poser des questions légitimes et de se positionner sur un autre angle de lecture.

 

https://youtu.be/uQLB04GGDII

 

Le plus parlant est sans doute « Princesse » de Melan, issu de La vingtaine sorti en 2007. Nous suivons une jeune fille sur trois cycles de sa vie : à ses sept, quatorze et vingt et un ans. L’histoire est sordide, tellement dure et tragique. Mais cette histoire existe. Des viols de son père durant son enfance, à sa prostitution à l’âge adulte, en passant par son manque de confiance en elle et de ses excès pour tenter d’oublier ce qu’elle vit : c’est une véritable descente aux enfers que le rappeur de Toulouse nous raconte avec rage et amertume. « Elle se sent sale depuis que son daron la touche mais ses problèmes sont tabous et ne s’essuient pas sous la douche » Comment se construire avec ce genre de passé ? A qui faire confiance ? A qui parler ? Comment s’aimer et se respecter soi-même ? Melan a choisi une fin radicale qu’il explique avec beaucoup de justesse : « J’ai l’impression qu’une femme -ou un homme d’ailleurs- ayant été abusée dans son enfance a énormément de lacunes pour se reconstruire. J’ai voulu aller au plus sombre pour expliquer à quel point certains destins peuvent être modifiés à cause du vice d’un adulte déséquilibré. » Malgré cette fin dramatique, il sort en 2019 le titre « Princess 2 » sur Pragma VolB, la suite comme pour apaiser Melan face au destin tragique de son personnage : « Je suis revenu dessus parce que je ne crois pas qu’on puisse dire que les choses sont horribles et c’est tout. Je ne pouvais pas laisser cette histoire tragique en suspens, j’ai trop d’espoir »

 

https://youtu.be/mWFXKOJjct4

 

« Alors maintenant quand on t’attaque, ben t’es docile : plus rien ne m’étonne vu que même un boulanger est pédophile »

Diam’s – Incassables (Brut de femme, 2003)

 

De nombreux storytellings ont été créés à travers le prisme de l’enfant et donc de la victime. La plupart du temps, un enfant de sexe féminin alors que face à ce fléau, tous les enfants sont concernés. On en fait encore le triste constat avec l’affaire qui met en cause le producteur Gérard Louvin et son mari Daniel Moyne ou encore citée plus haut, l’affaire Duhamel. A travers cela, nous pouvons voir deux choses : les victimes peuvent être de tous bords, mais les bourreaux aussi. Je pense notamment à LIM et à son puissant « Enfance maltraitée » issu de Enfant du ghetto sorti en 2005. Ici, le rappeur du Pont de Sèvres nous raconte de manière virulente deux histoires. Nous allons nous concentrer directement sur la deuxième, qui me semble beaucoup plus pertinente pour ce paragraphe : LIM met en scène un petit garçon, Julien. Julien est en CM1 et après l’école, il va au cathé. Ici, le rappeur pointe du doigt le mal qui sévit au sein même de l’Eglise. « Et là ce soi-disant homme de Dieu, un merdeux se met à lui faire des trucs odieux, des trucs honteux, hideux comme le visage du Diable ». Cet angle est très utilisé dans le rap français sous forme de punchlines, et ce n’est pas anodin : c’est la bien-pensance même qui commet l’horreur, c’est une perfidie encore plus dure à imaginer et à prendre en compte. Cette domination exercée par des hommes investis institutionnellement, c’est ce pouvoir absolu face à l’innocence qui révulse énormément. Nessbeal sur le titre « Sans ratures » sorti en 2002 sur le classique Temps mort de Booba est radical : « Curés pédophiles, faut les étrangler avec leur chapelet ». Trois ans plus tard, Sinik nous balance « Les voyous sont à la tess, les pédophiles sont à la messe » sur « 100 mesures de haine » issu de La main sur le cœur. « Ces prêtres pédophiles méritent la peine de mort » balance Kamelancien sur « Trop bon, trop con » sur son album Le frisson de la vérité en 2012. Ce sont des dénonciations d’un ordre établi, à une certaine époque : de nouvelles références de punchlines vont sûrement voir le jour, malheureusement car cette dérive est présente dans tous les milieux.

 

 

« Julien c’est ton voisin, Julien c’est ton mari. Julien c’est sûrement l’autre, Julien c’est sûrement lui. » Et c’est sûrement le morceau « Julien » de Damso qui est le plus intéressant dans le sens où le rappeur belge prend un angle différent : celui de l’agresseur. Ce titre, issu de l’album Lithopédion sorti en 2018, est glaçant. Par sa forme déjà, car Damso a pris le parti d’en faire une sorte de balade à la Benjamin Biolay, pour que le titre soit plus digeste. Mais ce contre-pied dérange peut-être encore plus et tant mieux : cette chanson ne peut faire que réagir. Julien est pédophile : « Julien aime les gosses » nous susurre Damso. Et puis forcément, par son fond : le rappeur creuse la psychologie de son personnage, non pas pour tenter de cautionner ses actes, mais pour esquisser un schéma des causes qui ont amené Julien à devenir ce qu’il est : un véritable mal-être « taille de pénis méprisée par Mère Nature, s’est vu devenir la risée du monde adulte » : Julien se sent impuissant, il n’est pas accepté à sa juste valeur, il est même rejeté : il se réfugie donc là où il peut assouvir ses pulsions et surtout sa domination « Julien les aime fragiles pour pouvoir tout tenter ». Damso questionne énormément, sur notre société malade qui rend malade à son tour ses citoyens. L’image que les autres perçoivent de nous, leur ressenti et leur jugement sur nos faiblesses peuvent engendrer une certaine humiliation sur laquelle chacun se construit. « Personne se connait mais tout l’monde prétend connaître l’autre : une erreur de la nature, à qui la faute ? » Le rappeur questionne énormément ce qui lui a valu une critique virulente : certains lui ont reproché d’avoir fait une chanson pro-pédophile. Se poser des questions n’est pas cautionner et accepter justement. C’est essayer de comprendre pour lutter. Comment réagir au mieux si on ne sait pas de quoi on parle, de qui on parle ? Comment se faire une idée, un processus de réflexion sans remuer les grandes lignes ?

 

https://youtu.be/V-povoP-838

 

Et surtout que faire ? La justice peine à condamner ces criminels. Pourquoi ? Pourquoi un pédophile qui a violé pendant cinq ans sa propre fille s’en sort avec du sursis ? Car le système est face à un vide juridique concernant le consentement : cette proposition de loi mettant une limite à l’âge de treize ans est en quelque sorte une avancée, un durcissement de la législation car avant cela, il n’y avait rien de stipulé. Mais c’est une avancée maladroite dans le sens où treize ans est sûrement un âge encore beaucoup trop précoce. C’est cette justice “injuste” qui a poussé le corps artistique du rap français à franchir l’étape ultime des représailles et de se poser la question sur le rétablissement de la peine de mort comme le préconise Booba sur « Boîte vocale » extrait de Ouest Side sorti en 2006 : « Demande la peine de mort pour pointeurs et pédophiles ». Ou encore Kalash Criminel sur « Pistons vs Pacers » en feat avec Alpha Wann : « Faut la peine de mort pour les pédophiles et si possible par lapidation ». En 2005, Hi-Tekk de La Caution sur « Code barre » en parlait aussi : « Compatible comme pédophile et peine de mort ».

 

« La vérité sort de la bouche des enfants : demande aux pédophiles »

Kalash Criminel – Sauvagerie 1

 

Nous sommes aujourd’hui à un tournant décisif : le silence n’est plus, les discours deviennent audibles. Les victimes trouvent la force de s’exprimer, que ce soit à travers des tweets, des livres, des interviews. La société est prête à les écouter. Le travail n’est pas terminé, ce n’est que le commencement. En discutant avec Benjamine Weill, spécialiste dans la philosophie appliquée aux questions sociales, elle m’a ouvert les yeux sur une évidence que je n’interrogeais pas jusque là :  certaines choses peuvent paraître normales ou banales à une certaine époque et devenir incorrectes et condamnables des années plus tard. C’est ce qu’on appelle l’évolution des mœurs. Quand Gabriel Matzneff violait des gamins dans les années 70 et était applaudi par le monde littéraire de l’époque, cinquante ans plus tard les victimes se lèvent et sont traitées comme telles et tant mieux ! Car la société de 2020 est prête à les entendre. « Certains rappeurs en parlent mais c’est aussi un sujet délicat : on parle de sexe, de domination sexuelle, en sortant totalement de l’ego-trip, c’est un sujet des plus sérieux. Ils pensent que les auditeurs les préfèrent en hommes sûrs d’eux plutôt qu’en hommes qui questionnent les virilismes : si les portes s’ouvrent, le reste va suivre. » me confie Benjamine Weill, optimiste. Il est vrai que le rap français est le reflet de notre société : par des faits divers, il se nourrit et recrache ce qui le gêne. Peut-être que le sujet de la pédocriminalité et de l’inceste sera plus et mieux mis en évidence, que la parole se libère encore plus et que ce tabou cesse enfin. 

 

Rappelons que :

  • 165 000 viols sur mineurs sont commis chaque année en France
  • 6,7 millions de français (soit 10% de la population française) sont victimes d’inceste
  • Dans 94% des cas, les violences sexuelles sur mineurs sont commises par des proches
  • Moins de 4% des viols sur mineurs font l’objet de plainte, seules 10% des plaintes de viol sont jugées comme telles, soit moins de 0,4% des viols sur mineurs sont condamnés
  • 96% des agresseurs sont des hommes

 

Paoline Roy-Delaunay

[Sources : Rap Genius / Le Monde / Le Figaro / Wikipédia]
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